New York, le 5 août 2009
Monsieur St Fort,
je ne vois pas la nécessite pour de plus amples discussions sur le créole dans la mesure que ce sujet n’entre pas dans le cadre de la priorité actuelle, quand le pays veut sortir du bourbier et cherche une nouvelle source d’inspiration.
Depuis le copieux débat des années soixante-dix, nous avons évalué la portée du créole et la limite de nos aspirations. Incapable de faciliter la communication inter citoyenne, le créole a servi la cause de la médiocrité quand il est devenu un outil dévastateur entre les mains des démagogues.
Franchement, je ne vois pas l’utilité de la langue créole dans un programme d’intégration voire un processus de transformation de la mentalité haïtienne.
Premièrement, l’intégration doit placer nos jeunes citoyens plus près de la civilisation universelle. En ce sens, nous devons reconnaître les grandes conquêtes de la race humaine. Depuis le lancement du débat sur l’usage officiel du créole, les autres peuples ont inventé, fax, portable, four à micro ondes, GPS, Internet, écran plat. Si la technologie est l’une des références des temps modernes, avons nous bougé de notre position initiale ?
Deuxièmement, on ne peut pas se défaire totalement du patrimoine colonial. L’Indépendance ne nous renvoie pas en Afrique, mais nous invite à sauvegarder des acquis telles que la langue française et la culture occidentale. Et dans la colonie et dans la métropole, les peuples luttaient contre le totalitarisme pour la liberté. Semble-t-il que le courant européen a inspiré nos ancêtres dans la lutte pour le changement. Malheureusement, nos institutions sociales n’ont pas pu établir l’exact dosage pour formuler l’identité nationale. Dans cette « tyrannie des valeurs », on se contente de croire en la bonté d’une chose ou ignorer son efficacité.
Le créole est appelé à évoluer avec la société haïtienne. Le bas peuple et la paysannerie s’expriment de façon émotionnelle, sans décorum ni civilité. Puisque cette langue est bannie des hautes sphères sociales et l’administration, certains artistes se contentent d’exploiter ses traits esthétiques.
Personne ne sait ce que serait un « créole classique », passé par le tamis des discussions de salon. Les modèles esthétiques disponibles ont été introduits par des personnes assez formées pour pouvoir détecter « l’exotisme du créole ».
Frank Étienne, Maurice Sixto, Fritz Valescot n’entendent pas offrir un statut supérieur au créole ni s’ériger en interprètes de cette langue.
Comme Picasso s’est inspiré de l’art nègre, nos créateurs partent à la découverte d’une nouvelle source d’expression. Les personnages en question ont exploité le « côté comique » de la chose suivant leurs compréhensions et leurs fantaisies. Ils veulent seulement amuser leur audience, pas question de produire un « art classique » parce qu’ils sont tous anticonformistes en certains sens. Ils ont pu trouver la façon de faire admettre « le vulgaire ».
Picasso a peint Les demoiselles d’Avignon, Germanica, des cauchemars de la peinture moderne. Quelque part dans l’une de ces pièces, Frank Étienne fait dire à l’un de ses personnages, mwoi envi wè mouche. Sixto a été plus loin dans ses sarcasmes, certaines de ses blagues ne peuvent être diffusées ni écoutées en famille. Quelque part, il a dit : « pas dit m’ap dit bétise. Ces choses viennent de notre folklore. » L’auteur de Zabelbok, semble être l’unique créateur haïtien versé dans l’autocritique. Il a défini sa scène en donnant une dimension folklorique à son art, apparemment la réelle envergure du créole.
Semble-t-il que le débat sur cette langue nous place dans « l’anticonformisme » ? Les créolistes sont trop insignifiants pour renverser une pratique séculaire, ce que le créole est et ce qu’on veut qu’il soit. En effet, formés à l’étranger, les créolistes ont perdu des complexes que l’homme ordinaire conserve. L’un prend des libertés avec sa culture, l’autre se sent assujetti.
Quand je dis que le créole est appelé à évoluer avec la société, il peut sortir de l’usage ordinaire, subir des transformations avant de s’éteindre définitivement.
Ce que vous appelez « langue maternelle » n’appartient à aucune famille. Comme l’obscurité fait place à l’électricité, la sorcellerie à la science, le créole fera place au français. À part la paysannerie et le bas peuple, personne ni même nos créateurs ne contribuent à l’évolution de cette langue. Dépourvu de moteur, incapable de passer à une vitesse supérieure, impossible de se régénérer face aux impératifs modernes, cette langue se marginalise davantage face au français, véhicule du savoir et de la modernité.
Vous avez abordé un sujet qui dépasse les frontières de vos expertises. La linguistique ne répond pas aux problèmes d’utilité et d’utilisation d’une langue. Il faut tenir compte des faits historiques et des phénomènes sociaux. En effet, la classe dominante détient le monopole de la langue. Il faudrait revoir les conquêtes de cette classe dans tous les domaines pour pouvoir comprendre le problème de la langue. Malheureusement, l’instabilité politique a ruiné les acquis de cette classe a aussi érode sa structure.
Pour prouver l’inefficacité du créole dans un programme d’intégration ou le processus de transformation de la mentalité haïtienne, je vous expose à l’utilité de la langue française. Elle est l’unique langue dont l’usage est géré par une académie ; la politique qui en découle regroupe tous ses locuteurs. Le francophone hérite toutes les conquêtes culturelles et scientifiques d’un peuple.
La francophonie représente un carrefour de possibilités pour nos écrivains, acteurs, diseurs et musiciens. En certains sens, elle serait aussi prospère que l’industrie touristique dont nous rêvons. Avant de blâmer nos politiciens, il revient à vous autres intellectuels de prôner une meilleure compréhension de la chose en concevant ou en initiant un programme d’intégration francophone pour placer notre nation plus près de la civilisation moderne.
C’est dans ce contexte que je pense que les discussions sur l’usage du créole ne contribuent pas à notre évolution sociale mais à notre disparition morale quand le monde s’élargit et que nous nous replions sur nous-mêmes comme des animaux qui se cachent pour mourir.
Rony Blain
Références :
« Lettre de Hugues St Fort à Gérard Bissainthe », Hugues St Fort, Le Nouvelliste le 29 juillet.
« Morphologie et syntaxe du créole » Hugues St Fort, Le Nouvelliste 4 août 2009.
« Haïti : Ce que les locuteurs haïtiens en particulier devraient savoir au sujet des langues créoles (1) », Hugues St Fort, Le Nouvelliste 7 août 2009