SYMPHONIE DE FLEURS POUR IPHARÈS BLAIN
1926-2018
(Veillée traditionnelle)
« La vie commence par une intrusion, finit pas une exécution. » R. B.
Bientôt, le monde musical va célébrer le deuxième anniversaire de la mort de Ipharès Blain. Je surveillais cette date, parce que j’ai omis de rédiger son oraison funèbre, trahissant ainsi la coutume de me prononcer sur le départ de nos grands artistes, plus précisément, ceux qui m’inspiraient l’admiration. Les gens qui étaient au courant de notre amitié ont peut-être questionné mon silence.
Professeur Ipharès est parti au moment où les revendications politiques commençaient à faire vibrer la scène nationale. J’étais surpris du réveil populaire parce que la rue et moi nous nous sommes réveillés à peu près en même temps.
En outre, le cercueil de Ipharès Blain s’est logé entre celui de mon frère aîné et mon père. Le mystère, la douleur, le hasard s’ajoutaient à mon calice à mesure que je m’abreuvais.
C’était l’heure où la force a failli, que la faiblesse a triomphé. Il fallait négocier ce qui nous restait de courage, dans cette traversée incertaine bordée d’absurde et regret.
Maintenant, je profite du répit qui succède l’épisode des barricades qui divisait la nation en deux courants, l’espoir et l’incertitude, pour enfin me prononcer sur ce deuil national qui a fait couler peu d’encre dans notre société en pleine décomposition.
L’homme est né pour mourir. Cependant, les grandes sociétés ont pris soin de construire des monuments pour remplacer ceux dont elles ne peuvent pas restaurer.
Puisqu’elles ne peuvent pas remplacer les artistes, les scientistes, les athlètes et d’autres grands citoyens que le destin leur a ravis, elles construisent musées, bibliothèques, conservatoires, universités, kiosques, salles de spectacle, stades et d’autres édifices qui le plus souvent portent le nom d’un être irremplaçable.
En ce qui me concerne, je vais me contenter d’arroser la pierre de notre cher professeur de quelques anecdotes pour invoquer des souvenirs qui peut-être éveilleront certaines attentions sur une époque, celle qui m’a marqué jusqu’à définir ma personnalité. En un mot, je vais animer la veillée du professeur Ipharès comme autrefois on servait du thé, du café, du cocktail ; les gens jouaient au domino et à la carte ; on relatait une infinité de récits.
Duly Blain, père de Ipharès, était membre de l’Orchestre du palais national fondé par le président Nicolas Géffrard. Il jouait sous la baguette du grand Chef d’orchestre Oxyde Jeanty. Elève du grand chef d’orchestre Augustin Brunot, le fils a reçu une bourse d’étude du Président Paul Eugène Magloire. Il a étudié en France à la Schola Cantorum pendant six ans. Il s’est spécialisé dans la composition musicale et la direction d’orchestre.
J’ai fait la connaissance de Ipharès Blain en 1983, lors de l’inauguration du MUPANAH. Je venais de laisser l’Orchestre de la Sainte Trinité et jouais avec celui de Promusica sous la direction de Fritz Benjamin. C’est là que j’ai rencontré Jean Bernard Blain, son fils, qui occupait le même pupitre que moi. Il m’a dit que son père préparait l’inauguration du MUPANAH, s’il était possible de l’aider parce qu’il lui manquait de violons.
A l’époque, j’habitais à Delmas 19 et la maison de Ipharès se trouvait à deux blocs du carrefour de l’aéroport, de chez moi, soit une distance de trois minutes en voiture.
A la Sainte Trinité, on jouait essentiellement l’œuvre des compositeurs occidentaux. Avec l’Orchestre national que dirigeait professeur Ipharès, j’ai fait la connaissance des œuvres de Oxyde Jeanty, Ludovic Lamothe et d’autres grands compositeurs haïtiens.
Après le concert inaugural du MUPANAH, j’avais pris congé de Ipharès pour le retrouver plus d’une dizaine d’années plus tard aux États-Unis. Quand j’ai appris que le professeur était de passage à New York, je ne tardais pas à le rendre visite. Cette rencontre se déboucha sur un récital à Hunter College, l’institution où j’étudiais. Par la suite, j’ai invité le professeur à diriger ses œuvres en deux occasions, durant d’autres concerts.
En 2003, à la veille du bicentenaire national, j’ai fondé la Société des amis de l’art et de la culture. J’ai remis des plaques à plusieurs personnalités artistiques haïtiennes, incluant, Ipharès Blain, Pierre Blain, Anthony Phelps, André Pasquet (Dadou), Anthony Moïse, Alix Pascal (Tite Pascal), Alix Ambroise (Buyu), Jean Élie Telfort (Cubano), Richard Durosseau ainsi que d’autres.
Lorsque le professeur Ipharès et Rassoul Labuchin s’étaient associés pour présenter un opéra en créole, l’écrivain avaient retenu le texte du Mariage Linglinsou. En passant, je dois vous dire qu’un opéra est un genre musical inspiré d’un texte appelé libretto. Il est chanté par plusieurs registres de voix.
L’organisation non gouvernementale qui parrainait l’entreprise invita le professeur en Hollande avant de faire le décaissement. Arrivé à destination, on consulta le Net pour pouvoir obtenir des informations supplémentaires sur le Professeur. Tout ce qu’on trouva, ce fut le trophée que je l’avais remis et les commentaires qui l’accompagnaient.
Le passage du professeur Ipharès est une perte, mais aussi un acquis. Oxyde Jeanty, Ludovic Lamothe, Jeargers Hubert et d’autres grands de la musique savante haïtienne sont partis. On n’espérait pas de voir le professeur indéfiniment devant nous.
Quand je parle d’acquis, c’est que le travail de ces hommes devrait servir de modèle dans la formation de nos jeunes, le jour où notre pays sera dirigé par des gens en chaussure. En outre, un jour viendra, l’œuvre de ces compositeurs permettra à notre pays de se représenter au festival de musique classique internationale.
A huit ans, je suis arrivé à la rue de l’Enterrement, en face du Centre d’Art, pour recevoir mes premières leçons de violon de Léo Verret. À quinze, j’étais admis dans le programme de musique de la Sainte Trinité, prenais des leçons privées avec Nina Racine. A l’étranger, j’ai passé dix ans à étudier la musique au conservatoire et à l’université.
Il me serait impossible de m’orienter dans la vie sans avoir fait la connaissance de Ipharès Blain, Julio Racine, Fritz Benjamin, Micheline Denis, Hector Lomini, Micheline Dalancourt, Nicole St Victor, Charles Dessalines, Solon Verret et Léo Verret, sans oublier les étrangers de la Sainte Trinité, John Josh, Nina Racine, Doroty Kitchen, George Smith et ce nom qu’il faut inscrire en lettre de feu, la Sœur Anne-Marie, fondatrice de l’école de musique de la Sainte Trinité, du programme de danse folklorique, de l’école professionnelle, de l’atelier de peinture et de céramique, ainsi que l’orphelinat. Par surcroît, la Soeur envoya les jeunes talents aux États-Unis dans les camps de musique d’été. Elle octroya des bourses d’étude en musique et conduisit l’Orchestre en deux occasions aux États-Unis.
Professeur Ipharès était membre fondateur de l’école de musique de la Sainte Trinité. Professeur et membre fondateur de l’ENARTS, il créa la Chorale nationale, l’Orchestre national ainsi qu’une école de musique qui fonctionnait dans sa propre maison. Il a composé des valses, des marches et des requiems.
Colonel Ipharès a dirigé l’Orchestre du palais et des Casernes Dessalines pendant plus de vingt-cinq ans. Le jour le plus sombre de sa vie, disait-il, c’était lors des affrontements survenus entre la Garde présidentielle et les bataillons des Casernes Dessalines. Le répertoire de l’orchestre fut disséminé puis emporté par le vent.
Autrefois, Haïti était un carrefour obligatoire pour tous les artistes de la zone caribéenne. Toutes les étoiles de la chanson cubaine et dominicaine produisaient régulièrement à la Capitale. Nous sommes l’initiateur du tourisme de la zone quand le Bicentenaire, construit pour marquer les deux cents ans de la fondation de Port-au-Prince fut le siège d’une foire internationale. Qu’avons-nous construit pour le Bicentenaire de la nation ?
Avec la Sainte Trinité, je jouais sur les derniers bateaux touristiques qui mouillaient dans la rade de Port-au-Prince.
Pour mieux vous placer dans l’ambiance de l’époque, autrefois, le centre-ville comptait au moins sept librairies, la ville, une quinzaine de salles de cinéma. À la rue Monseigneur Guilloux, l’Orchestre de la Sainte Trinité donnait ses concerts le samedi à sept heures trente du soir. Aujourd’hui, qui peut s’aventurer dans ces parages, après six heures de l’après-midi.
L’Orchestre des Casernes Dessalines jouait tous les dimanche et certains jours de la semaine au kiosque Oxyde Jeanty.
Mais, au Bicentenaire, l’Institut français représentait notre palais des arts. A coté de sa bibliothèque bien achalandée, la salle de spectacles était disponible pour les conférences et les concerts ; le vestibule servait de salle d’exposition de peinture ; c’est là que j’ai fait la connaissance des tableaux de Frank Etienne ; on donnait des cours de philosophie et de journalisme. En guise de reconnaissance, je crois qu’on l’avait finalement incendié.
Pour l’anniversaire de Solon Verret, organisé à l’institut, j’ai joué Le lac de Côme, accompagné au piano par feu Frantz Zamor, le fils de Rémy Zamor, directeur du Collège Métropolitain.
Rémy Zamor, mon directeur était professeur d’histoire. A la rue Goulard à Pétionville, il avait mis son salon à ma disposition. On trouva dans cette pièce, un piano à queue. Tous ces enfants en jouaient ou chantaient l’opéra. Il avait pris l’habitude de m’appeler « artiste ».
Nous étions un groupe de jeunes musiciens dont la route s’achevait sous nos pas, sans possibilité de continuer. On avait des passions démesurées, mais notre société avait ses limites. Cela faisait l’effet d’un pied qui était plus grand que sa chaussure.
On faisait de la compétions avec les maîtres occidentaux. Par exemple, Liszt, le piano Hongrois passait dix heures par jour sur son piano. Certains jours, j’exerçais pendant douze heures pour faire tomber ce record.
Je me souviens qu’en ce jour là Professeur Verret avait pris la parole pour nous dire : « de faire attention, l’art haïtien est ingrat. »
C’est à l’Institut français, que j’ai joué pour la première fois avec l’Orchestre Promusica. On avait accompagné le pianiste Micheline Denis dans un concerto de Mozart. Le violoniste et chef d’orchestre, Fritz Benjamin avait exécuté, lui, un concerto du même compositeur. Alors, le programme du concert était consacré aux œuvres de l’Autrichien.
Je me souviens aussi avoir jouer Chi Mai, la musique du film le Professionnel, accompagné à l’orgue par Marcus Augustin. Ce dernier a perdu tous les membres de sa famille dans le séisme.
Le monde dont je viens de décrire s’est totalement désintégré. Madame Mai, Lavinia Williams, Catherine Dunham ont précédé notre cher professeur. Le marché à investi la rue Macajou là où se trouvait le grand magasin Aux Ondes Sonores où j’achetais mes cordes de violon et qui vendaient les équipements sonores les plus modernes de l’époque. Le petit magasin de Jean Pierre qui vendait des partitions se trouvait en face de l’école Jean Marie Guilloux. Je me ravitaillais aussi sur la Grand-rue, chez Valerio Canez qui au début enseignait le violon à la Sainte Trinité. Finalement, il avait fait don de son instrument à ladite école.
Le Bicentenaire m’a marqué. Quand un jour je dirigeais la Petite musique de nuit de Mozart, je me souviens avoir entendu cette musique pour la première fois quand je roulais autrefois sur la pelouse du Bicentenaire plus de trente ans avant. Le jet d’eau augmentait son volume quand la musique montait, le réduisait quand le son s’abaissait.
Quand je dis que « nous sommes entrain de disparaître. » Mes assertions émanent de ce lent effacement qui échappe à notre contrôle et qui peut-être nous fait sourire.
Les anciennes empires, telles que l’Égypte, la Rome et la Grèce sombraient si lentement qu’il était impossible pour leurs chefs d’intervenir adéquatement.
Dans un monde organisé, on reconnaît l’utilité des gens, on prépare la relève. Chez nous, on accélère votre disparition car c’est par cette méthode que certains ont eu recours pour faire valoir leur droit ou faire avancer leurs intérêts en dehors d’un combat légal.
Cette pratique est devenue si courrant, qu’on dirait que seules les sourdes menées conduisent à destination.
Lors du premier concert que Professeur Ipharès a donné quand il revenait de la France, on avait essayé de l’empoisonner par une poignée de main. Le gant qu’il portait ce jour là l’avait peut-être épargné. Une autre fois, une femme l’invitait à une réception qu’elle organisait spécialement pour lui, à Frères. Au dernier moment, le Professeur décida de rester chez lui. Quelques jours plus tard, il a appris qu’on avait tendu une embuscade sur le chemin pour pouvoir l’assassiner.
A dix-huit ans, je pouvais à peine tirer mon bras droit. Il était devenu lourd comme un fardeau. Ces inconforts restreignent mes habilités violonistiques et directorales. Trente années plus tard, au cours de mes séjours au pays, j’ai fait venir au moins quatorze guérisseurs. Finalement, on a extrait sept aiguilles de mon bras gauche, trois dans l’autre. Ces interventions ont mis fait aux douleurs que je ressentais du coté de mes reins et les piqûres qui me poignardaient le cœur.
Aujourd’hui encore, mes bras ne sont pas totalement guéris. Ce qui explique l’étendue de mon érudition. Pour fuir mon malheur, je ne pouvais pas arrêter d’étudier.
Par contre, l’homme qui m’a placé sur mon actuel chemin, en l’occurrence, mon père, échappa à neuf attentats. Il fallait le tuer pour l’écarter de son poste. Révoqué, on a voulu le tuer parce qu’il connaissait des secrets d’état.
Professeur Ipharès ne cacha à personne qu’il voulait revoir sa femme dans l’autre monde. Je me souviens un soir, j’étais assis avec lui sur son balcon à la rue Codada à Delmas. Il m’a dit que c’est dans cette intimité que le couple passa la soirée avant d’aller dormir. Un soir, après avoir bu de la crème, le couple s’était replié dans la chambre. Au cours de la nuit, le mari entendit sa femme pousser un soupir, cela fut le dernier. Elle avait quarante sept ans.
Professeur Iphares et moi, nous nous sommes lamentés sur le sort de notre société, une situation où l’on est devenu otage de nos conquêtes.
Un jour, il réclama l’une des vidéographies de mes concerts. Il voulait la présenter à la direction de l’ENARTS, pour montrer le niveau d’un étudiant en musique à l’étranger. Un futur chef qui dirigeait déjà un orchestre de dix membres, qui louait des auditoriums et organisaient des concerts payants.
Si autrefois, notre pays pouvait se payer le luxe d’accorder des bourses d’études à des musiciens, aujourd’hui, cela parait impossible. Nous avons subi une telle déchéance que l’État n’est même pas en mesure de nettoyer le Champ de Mars. En outre, dans l’état actuel des choses, les familles haïtiennes ne sont pas prêtes à envoyer leurs membres étudier l’art à l’étranger.
Chez nous, la pratique musicale se confine le plus souvent à l’instrument, mais il y a possibilité d’étendre sa connaissance pour devenir chef d’orchestre, compositeur, musicologue, ethnomusicologue, arrangeur, mélodiste, harmoniste, contrepointiste autant de spécialisations qui attendent mais que nous ignorons.
Il faut au pays des conservatoires de musique pour permettre à nos citoyens de se parfaire, à nos musiciens de se perfectionner.
La connaissance même est établie sur un principe de partage. C’est l’acte d’amour le plus parfait, quand on défonce la porte de l’ignorance pour permettre à quelqu’un d’assurer son avenir. Je questionne parfois la signification de toutes conquêtes, quand le moyen de partage est inexistant.
Je suis le testamentaire d’une génération que j’ai vue trépasser dans mes bras.
A côté du cercueil de Ipharès Blain, j’ai vu naître une nouvelle nation.
Rony Blain
Violoniste, compositeur, chanteur & chef d’orchestre
New York, 6 février 2020